Arrêts sur images, le circuit de récompense

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Le noyau central de toutes nos addictions est un petit circuit neurologique que nous avons dans le cerveau et qui s’appelle le « circuit de la récompense ». Depuis que les scientifiques ont compris son fonctionnement, ils ont découvert avec stupéfaction que la nicotine n’avait pas encore dévoilé tous ses noirs secrets….

Rencontre avec le Dr Vincent Lustygier, psychiatre, tabacologue et spécialiste des addictions :

Le circuit de la récompense est un moteur de notre vie. C’est lui qui nous donne le goût du plaisir, l’envie d’aller de l’avant en faisant les choses que l’on aime. Imaginons un petit enfant qui va pour la première fois de sa vie à une fête d’anniversaire : il y a des bonbons, des gâteaux, des ballons, des couleurs, des odeurs, des chansons, … c’est magnifique ! Alors il sécrète du plaisir dans sa tête, sous la forme d’une molécule, la dopamine, fabriquée par les neurones d’un petit noyau du circuit de la récompense, le noyau accumbens. Cet événement va être gravé dans sa mémoire, mémorisé de manière extrêmement précise, intense et complexe, comme un film en haute définition. Et à l’avenir, chaque fois que les circonstances lui rappelleront ce moment magique – et donc la potentialité de le revivre – le circuit de la récompense enverra un message au noyau accumbens, qui se mettra illico à libérer un peu de dopamine, pour donner déjà un petit peu de plaisir, avec l’envie de continuer, continuer, continuer.

La maturité venant, ce circuit du plaisir devient aussi le circuit de la motivation : c’est lui qui nous pousse à faire de plus en plus ce que l’on aime faire… et le moins possible ce qui nous déplaît.

Voilà pour le fonctionnement naturel du circuit. Que se passe-t-il quand il y a addiction ?

Toutes les substances addictogènes agissent via ce circuit : l’alcool, le tabac, l’héroïne, la cocaïne, le valium… En fonction des personnes et des circonstances de leur consommation, ces substances peuvent provoquer une sur-stimulation du circuit. Par exemple, un premier verre de bière, chez un ado, peut produire un pic de dopamine – donc de plaisir – beaucoup plus important que celui d’une soirée entre amis, ou d’un match de foot avec les copains. Ce sera plus grand, plus fort ! C’est souvent comme ça, les premières fois… Et c’est ce pic de plaisir que, inconsciemment, cet ado recherchera sans doute chaque fois qu’il verra un verre de bière.

Tout le monde n’est pas égal face à cela. Certains seront très vite hyper-stimulés, d’autres le seront beaucoup moins. C’est très probablement une question de génétique.

Trente ans plus tard, s’il a continué à picoler, notre ado sera devenu alcoolique. Il aura toujours du plaisir à la consommation, et toujours cette stimulation du circuit qui, chaque fois que le contexte est réuni, le pousse à consommer. À un moment donné, le circuit est tellement déréglé que la personne perd la liberté cognitive de contrôler son comportement. L’excitation à boire devient alors incroyablement forte. On appelle ce processus la perte de contrôle.

En quoi la nicotine est-elle particulière ?

Avec l’alcool, la perte de contrôle prend en moyenne trente ans à apparaître. Avec la nicotine, chez une jeune fille de 16 ans, elle est présente après 3 mois. Et après 6 mois chez le jeune garçon. C’est là qu’on prend conscience de la puissance de cette drogue…

Les expériences animales nous montrent la même chose : quand on arrive à rendre un rat accro à la nicotine (ce qui est difficile parce que spontanément, il n’aime pas la fumée !) on constate qu’elle est une des substances qui provoquent la plus forte stimulation du circuit de la récompense. À l’intérieur du circuit, la force de la nicotine est équivalente à celle d’une drogue dure ! C’est une découverte qui était inattendue pour le monde scientifique, étant donné le côté « normal » de l’usage du tabac. On s’est tous trompés là-dessus jusque très récemment.

L’autre découverte, c’est que la vitesse à laquelle la nicotine sensibilise le cerveau adolescent est la plus rapide de toutes les drogues. C’est également passé inaperçu mais maintenant c’est très clair. Ajoutez à cela que le circuit de la récompense est encore plus sensible à l’exposition aux produits psychotropes avant la maturité du cerveau, aux environs de 20 ans. Tout nous dit, dans la littérature scientifique, que nous devrions absolument protéger nos jeunes de boire, de fumer et de prendre du cannabis au moins jusque l’âge de 20 ans.

On en est loin ! On a même l’impression qu’ils sont une cible privilégiée…

Absolument. Dans l’industrie du tabac, mais aussi dans l’agro-alimentaire, nombreux sont ceux qui s’intéressent aux jeunes parce que c’est la machine à fric assurée, et pendant longtemps. D’autant plus que, autre découverte, on sait aujourd’hui que tous les produits qui stimulent ce circuit de la récompense se potentialisent l’un l’autre : un cocaïnomane, s’il se met à boire, sera alcoolique en 6 mois plutôt qu’en 30 ans. Le circuit est plus vite déréglable si une autre addiction a déjà créé la perte de contrôle. Ce qui explique que le tabac, mine de rien, a probablement ouvert la porte à bien d’autres dépendances…

Comment est-il possible que la nicotine soit si « dure » malgré son air inoffensif ?

En effet, fumer ne rend pas saoul. Un fumeur n’a pas l’allure d’un drogué ; il reste fonctionnel, il ne décroche pas de la réalité. La nicotine est même plutôt une drogue de performance : on est vigilant, concentré, la mémoire fonctionne bien… Cela lui donne un côté très sécurisant, très acceptable sur le plan social. C’est quand on essaie d’arrêter qu’on prend la mesure de la dépendance. Le taux d’arrêt spontané est catastrophiquement bas : sans aide extérieure, il est de 3%. Alors qu’un cocaïnomane, un héroïnomane, en premier essai, arrivent quand même à 15-20% de réussite.

Comment faire, dès lors, pour en décrocher ?

Notre circuit de récompense peut fonctionner selon deux modalités : le style « je veux mon plaisir tout de suite » et un fonctionnement davantage axé sur la qualité du plaisir. Imaginez que c’est le weekend. Vous vous ennuyez et il n’y a rien de prévu. La solution de facilité, c’est le canapé, la télé, un paquet de clopes et une bonne bouteille de vin. Vous pouvez vous conditionner à voir cela comme un résumé de l’idée du bonheur ici et maintenant. Sans effort. On appelle cela le « switch hédonique » : ce « bonheur » facile, à portée de main, mais finalement assez « plat » va vous détourner d’un plaisir naturel – mais qui demande plus d’efforts – qui serait de sortir, de voir des amis, de faire du vélo, etc. Vous serez persuadé que pour vous, le bonheur, c’est ne rien faire d’autre que fumer et /ou boire devant la télé. Dans l’accompagnement d’un arrêt tabagique, nous essayons d’aider chacun à retrouver le plaisir naturel, toujours présent mais éclipsé par ce bonheur frelaté.

Mais attention, se contenter d’arrêter de fumer, c’est risquer de devenir un « orphelin de la clope », qui va se dire « qu’est-ce que j’étais plus heureux avant, comme j’aimerais être là dehors sur la terrasse à fumer avec les autres, etc. » Et donc on tient un temps… et puis on craque. Ceux qui tiennent le coup sont ceux qui reconstruisent autre chose à la place. Il faut faire un deuil du pic de plaisir que provoque la drogue. On ne montera jamais plus aussi haut, mais c’est ainsi. Par contre, on est gagnant dans la durée. Parce que le vrai plaisir de la clope, c’est 2-3 minutes. Alors que le vrai plaisir d’un weekend qu’on organise avec des amis, cela va baigner notre cerveau de dopamine pendant plusieurs jours.

Quel est l’intérêt des substituts nicotiniques ?

Quand on arrête brutalement le tabac, le circuit de récompense se met à hurler dans notre tête pour avoir son produit ! Et c’est alors l’inverse du plaisir : inconfort, irritabilité, colère interne, … Les médicaments dont nous disposons, qu’il s’agisse de substituts nicotiniques (patches), de varénicline ou de cigarette électronique, nous permettent de calmer ce craving. Un bon tabacologue peut doser correctement cette substitution pour obtenir un arrêt confortable. Mais cela ne fait pas encore de la personne un non-fumeur. Et c’est là qu’intervient cette réinscription dans un hédonisme de qualité, autour de soi-même, de ce qu’on désire de la vie. Pour vraiment arrêter, on a généralement besoin des deux et c’est tout l’art d’un bon accompagnement de sevrage tabagique.

 

Une interview faite par le Dr Karin Rondia pour le livret « Arrêts sur image, ma vie libérée du tabac », édité par la Fondation contre de Cancer pour fêter les 10 ans de sa ligne tabacstop : http://www.europeancancerleagues.org/images/stories/FCC_1.1.26_Tabacstop_Livre_photos_-_2014.05.pdf

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